Augmentation du taux de cancers de la thyroïde : explications du Prof. Tsuda

Nous avons mentionné la publication récente, dans une revue internationale d’épidémiologie, d’une étude remettant en cause la version officielle pour expliquer l’augmentation du nombre de cancers de la thyroïde chez les jeunes de Fukushima.

Le 8 octobre dernier, le premier auteur de cette étude, le Prof. Toshihidé Tsuda, de l’université d’Okayama, a tenu une conférence de presse à Tôkyô, devant le Club des correspondants étrangers du Japon. Une copie des transparents présentés ce jour là et le texte d’accompagnement sont disponibles à l’ACRO.

La version anglaise du texte explicatif distribué à la presse est disponible en ligne ici au format pdf. Fukushima Voice a aussi mis en ligne une vidéo de cette conférence.

Nous publions, ci-dessous, la version française de ce texte, traduit par nos soins.


1. Résumé de l’article

Les examens systématiques de la thyroïde des résidents de Fukushima de moins de 18 ont débuté en octobre 2011, après l’accident à la centrale nucléaire de Fukushima daï-ichi en mars 2011 qui a fait suite aux grands séisme et tsunami de l’Est du Japon. La première vague de dépistage, conduite durant les années fiscales 2011 à 2013, est terminée, et la deuxième vague est en cours durant les années fiscales 2014 et 2015. (NDT : les années fiscales débutent le 1er avril et terminent au 31 mars de l’année suivante au Japon). Depuis février 2013, les résultats de ces examens sont rendus publics en japonais et en anglais sur le site Internet de la province de Fukushima. Cependant, aucune analyse épidémiologique n’a été effectuée sur ces données, ce qui est une lacune pour la compréhension de la situation, la prise en compte de facteurs de confusion, la santé publique et la politique de santé, pour l’avenir et l’information des patients.

L’équipe de l’université d’Okayama a utilisé les méthodes d’analyse épidémiologique standard pour analyser les données et soumis les résultats à Epidemiology, le journal officiel de la Société internationale d’épidémiologie environnementale. L’article a été accepté pour publication et une version provisoire est disponible en ligne.

Titre de l’article : Thyroid Cancer Detection by Ultrasound Among Residents Ages 18 Years and Younger in Fukushima, Japan: 2011 to 2014.

Résumé :

Contexte : Après les grands séismes et tsunami de l’Est du Japon de mars 2011, des radioéléments ont été rejetés dans l’environnement par la centrale de Fukushima daï-ichi. En prenant en compte les connaissances actuelles, une inquiétude est apparue à propos d’une augmentation de l’incidence des cancers de la thyroïde chez les résidents exposés.

Méthode : Après les rejets, les autorités régionales ont effectué des échographies de la thyroïde chez tous les résidents âgés de 18 ans et moins. La première vague de dépistage a concerné 298 577 personnes jusqu’au 31 décembre 2014 et une deuxième vague a débuté en avril 2014. Nous analysons les résultats officiels des première et deuxième vagues, jusqu’en décembre 2014, en comparaison à l’incidence annuelle au Japon et à celle dans la province de Fukushima.

Résultats : Le taux d’incidence le plus élevé par rapport à l’incidence annuelle au Japon, a été observé dans la partie centrale de la province, en prenant en compte un temps de latence de 4 ans (taux d’incidence = 50 ; intervalle de confiance (IC) à 95% : 25, 90). La prévalence du cancer de la thyroïde était de 605 cas par million de personnes examinées (IC à 95% : 302 – 1 082) et le ratio standardisé de prévalence, comparé au district de référence de Fukushima était de 2,6 (IC à 95% : 0,99 – 7,0). Pour la deuxième vague de dépistage, même en supposant que toutes les autres personnes examinées n’auront pas de cancer, un ratio des taux d’incidence de 12 est déjà observé (IC à 95% : 5,1 – 23).

Conclusions : Un excès de cancers de la thyroïde a été détecté par échographie chez les enfants et adolescents de Fukushima dans les quatre premières années qui ont suivi les rejets et il est peu probable qu’il soit expliqué par le dépistage systématique.

2. Signification de l’article, les effets du dépistage et le discours sur le sur-diagnostic

Cette analyse révèle que l’incidence des cancers de la thyroïde durant les trois premières années de l’accident a été multipliée par plusieurs dizaines de fois chez les résidents de Fukushima qui avaient moins de 18 ans au moment de l’accident, en comparaison au taux d’incidence national, et qu’il serait impossible d’attribuer cet effet à d’autres causes que les radiations, comme « l’effet du dépistage » systématique et le « sur-diagnostic ». Selon certains spécialistes « l’effet de dépistage systématique » se rapporte à la détection de « vrais cancers » 2 à 3 ans plus tôt que par diagnostic à partir de signes cliniques. Le « sur-diagnostic » se rapporte au dépistage de « faux cancers », ou d’une masse de cellules cancéreuses qui n’aurait jamais été diagnostiquée cliniquement durant la vie du patient. Dans de nombreuses discussions, ces deux effets, à savoir l’effet du dépistage et le sur-diagnostic, sont inclus dans le terme « effet du dépistage », avec souvent en tête le sur-diagnostic.

Notre analyse révèle que l’incidence des cancers de la thyroïde à la fin 2014 excède largement le risque pour les enfants estimé sur 15 ans par l’OMS dans son rapport WHO Health risk assessment from the nuclear accident after the 2011 Great East Japan earthquake and tsunami publié fin février 2013. De plus, alors qu’une tendance à l’excès du nombre de cancers de la thyroïde a commencé à être observée à Tchernobyl en 1987, un an après l’accident, cette étude met en évidence que le dépistage par échographie conduit à la détection d’une augmentation de l’incidence dès la première année.

Je vais maintenant expliquer pourquoi l’effet dépistage et le sur-diagnostic ne sont pas des explications valables pour cet excès de cas de cancers de la thyroïde. D’abord, le taux d’incidence des cancers de la thyroïde calculé dans notre étude est de 20 à 50 fois plus élevé que le taux d’avant la catastrophe. C’est un ordre de grandeur plus élevé que l’augmentation observée dans le passé du nombre de cancers de la thyroïde liée à d’autres causes que les radiations. L’effet dépistage entraîne une augmentation de plusieurs fois du taux d’incidence des cancers, y compris celui de la thyroïde, détectés par rapport à l’absence de dépistage. Mais il est impossible d’expliquer une telle augmentation de l’incidence par d’autres causes que les radiations.

Ensuite, malgré les affirmations répétées qu’il n’y a jamais eu, par le passé, un tel dépistage et suivi systématiques d’une population peu exposée comme celle de la première vague à Fukushima, des études ont été publiées sur des dépistages par échographie menées à Tchernobyl sur des enfants et adolescents qui ont été conçus après l’accident ou qui vivaient dans des zones avec de relativement faibles niveaux de contamination. Un total de 47 203 individus a subi un tel dépistage et pas un seul cas de cancer de la thyroïde n’a été détecté. Bien que la classe d’âge diffère légèrement du dépistage dans la province de Fukushima, une telle différence ne peut pas être expliquée par la différence de niveau de sophistication du matériel de détection pour des nodules de 5 mm.

 
Auteurs Période de dépistage Âge des enfants auscultés Zone de dépistage Nombre de sujets Nombre de cas de cancer de la thyroïde Prévalence par million

(IC à 95%)

Demidchik et al 2002 14 ans et moins Gomel (nés après 1987) 25 446 0 0

(0-145)

Shibata et al. 1998-2000 8-13 ans Gomel

(nés après 1987)

9 472 0 0

(0-389)

Ito et al 1993-1994 7-18 ans Mogilev (relativement peu contaminé) 12 285 0 0

(0-300)

Total 47 203 0 0

(0-78)

Réfs : Demidchik YE et al., Childhood thyroid cancer in Belarus, Russia and Ukraine after Chernobyl and at present, Arq Bras Endocrinol Metab 2007 ; 51 ; 748-762
Shibata Y. et al , 15 years after Chernobyl : new evidence of thyroid cancer, Lancet 2001 ; 358 ;1956-1966
Ito M et al, Childhood thyroid diseases around Chernobyl evaluated by ultrasound examination and fine needle aspiration cytology, Thyroid 1995 ; 5(5) ; 365-368

De plus, les variations géographiques du taux de cancers détectés (taux de prévalence) à l’intérieur de la province de Fukushima ne peuvent pas être expliquées par l’effet dépistage ou le sur-diagnostic. De même, les premiers résultats de la deuxième vague de dépistage pointent un taux d’incidence qui est déjà environ 20 fois plus élevé que le taux avant accident, même en prenant des hypothèses conduisant à une forte sous-estimation. Quand les données publiées le 31 août 2015 sont analysées par zone et district, il est devenu apparent que le taux d’incidence par endroit commence à excéder le taux de la première vague. Comme les cas attribués à l’effet dépistage et au sur-diagnostic auraient déjà dû être détectés, cela suggère que l’exposition aux radiations liée à l’accident commence à apparaître dans la province de Fukushima.

En plus du sur-diagnostic, il est souvent affirmé qu’il y a sur-traitement. Cependant, les données post-chirurgie des cas de cancer de la thyroïde opérés à l’Université médicale de Fukushima montrent qu’il n’y a pas d’évidence de chirurgie prématurée ou excessive, à l’exception de trois cas pour lesquels les patients et/ou leur famille ont opté pour une intervention chirurgical malgré l’option de surveillance sans chirurgie. Au contraire, les données suggèrent une progression rapide du cancer chez les patients opérés. Je vais donc introduire un extrait du document intitulé « A propos des cas indiqués pour la chirurgie », publié par le Prof. Shinichi Suzuki de l’université médicale de Fukushima :

A propos des cas indiqués pour la chirurgie

« Au 31 mars 2015, 104 personnes parmi celles éligibles au contrôle de la thyroïde ont subi une intervention chirurgicale après qu’une tumeur « maligne ou suspecte » ait été diagnostiquée lors des examens complémentaires. 97 d’entre-elles ont été opérées dans le département de chirurgie endocrinienne et de la thyroïde de l’université médicale de Fukushima et sept patients dans d’autres établissements. Comme un des 97 cas s’est avéré être atteint d’un nodule bénin après l’opération, 96 cas de cancer de la thyroïde sont discutés ici. Selon l’évaluation pathologique, 93 cas étaient des cancers papillaires de la thyroïde et 3 cas étaient des cancers faiblement différentiés […]. Les diagnostics pathologiques post-chirurgicaux ont révélés 28 cas (29%) avec une tumeur d’un diamètre inférieur ou égal à 10 mm, en excluant 14 cas avec une légère extension extra-thyroïdale. Et 8 cas (8%) n’avaient pas de métastases ganglionnaires, ni d’extension extra-thyroïdale ou de métastases distants (pT1a pN0 M0). Sur les 96 cas, une faible extension extra-thyroïdale (pEX1) a été observée chez 38 patients (39%), et les métastases ganglionnaires étaient positives pour 72 cas (74%). »

3. Perspectives et réactions internationales des épidémiologistes

La majorité des experts, à commencer par l’analyse de risque de l’OMS, s’attendaient à une augmentation de l’incidence des cancers de la thyroïde dans la province de Fukushima après l’accident. Par conséquent, il n’y a pas eu d’opposition forte aux résultats de nos analyses. Nous avons analysé régulièrement les dernières données publiées et présenté les résultats aux conférences annuelles de la Société Internationale d’Epidémiologie Environnementale (ISEE) à Bâle en 2013, Seattle en 2014 et San Paulo en 2015. Notre présentation a suscité un grand intérêt et les résultats de notre analyse ont été acceptés sans problème, mis à part l’étonnement provoqué par le taux élevé. Cette réaction nous laisse penser qu’il y a un fossé entre les opinions des experts internationaux et l’explication de l’effet dépistage et du sur-diagnostic au Japon.

4. Recommandations en tant que spécialiste de santé publique

Jusqu’à présent, les mesures de protection autres que l’évacuation n’ont presque jamais été discutées dans la province de Fukushima. Par conséquent, plusieurs recommandations peuvent être déduites de notre analyse. Il n’y a pas de raison de ne pas se préparer à l’augmentation attendue de l’incidence qui doit atteindre son maximum plus de 5 ans après la catastrophe, ainsi que d’autres situations attendues. Dès maintenant, l’administration doit préparer et implémenter des contre-mesures, dont une communication médiatique, plutôt que de discuter si les cancers de la thyroïde ont augmenté ou pas, ou s’il y a une relation causale avec l’exposition aux radiations.

Tout d’abord, en préparation à l’augmentation du nombre de cas potentiels de cancer de la thyroïde après la quatrième année de l’accident, les ressources médicales doivent être contrôlées pour être sûr d’être suffisamment équipées. Il se trouve que l’université médicale de Fukushima possède un système médical robotisé, le système chirurgical daVinci, qui doit éliminer les cicatrices visibles de la chirurgie de la thyroïde. Son utilisation devrait être prise en compte, même si elle n’est pas couverte par l’assurance maladie nationale.

Ensuite, un système devrait être mis en place pour recenser et suivre les cas de cancer de la thyroïde de façon exhaustive chez les plus de 19 ans au moment de l’accident ou en dehors de la province de Fukushima.

De plus, le dépistage actuel repose uniquement sur des échographies de la thyroïde. Avec le temps qui passe, la participation devrait diminuer. Un livret médical, comme le livret des Hibakushas, devrait être mis en place et le registre des cancers devrait être développé en collaboration avec les associations médicales communales et régionales.

Par ailleurs, on doit se préparer à évaluer et suivre des cancers autres que celui de la thyroïde, comme la leucémie, le cancer du sein et autres cancers solides, qui devraient aussi augmenter, selon l’étude de l’OMS. Le temps de latence minimal pour les tumeurs malignes hématologiques, comme la leucémie, est déjà passé. Je pense qu’il faut aussi s’intéresser aux pathologies non cancéreuses et se préparer à y faire face.

Bien entendu, il est nécessaire de continuer à accumuler des données afin de mener une analyse plus poussée de l’incidence des cancers de la thyroïde et des autres pathologies à Tchernobyl. L’évaluation de la dose à la thyroïde devrait aussi être revue à cause de l’excès d’occurrences de cas cancers par rapport aux prédictions de l’OMS.

Naturellement, le plan de retour des personnes déplacées dans les zones où l’exposition externe peut atteindre 20 mSv/an devrait être reporté pour l’instant. Si le plan de retour est basé sur une affirmation qui est scientifiquement fausse – il n’y a pas de cancer induit par les radiations, ou ils sont indiscernables s’ils surviennent, à un niveau d’exposition inférieur à 100 mSv -, alors, c’est une raison supplémentaire de le suspendre et de le réétudier.

Comme le débit de dose est encore élevé, un plan plus précis par classe d’âge devrait être préparé, bien que cela n’ait jamais été discuté par le passé. Dit autrement, d’autres mesures de protection contre les radiations devraient être planifiées et mises en place, dont, dans l’ordre, l’évacuation temporaire pour les femmes enceintes, les bébés, les enfants en bas âge, les enfants, les adolescents et les femmes en âge de procréer.

Enfin, je voudrais discuter les explications régulièrement données dans la province de Fukushima, comme « l’incidence des cancers ne va pas s’accroître à cause de l’accident de Fukushima », ou « même si l’incidence des cancers augmente, ce sera indétectable ». Ces affirmations ne sont correctes que si les deux conditions suivantes sont satisfaites :

  • Il n’y a pas d’excès d’occurrence des cancers radio-induits en dessous d’une exposition de 100 mSv ;
  • L’exposition à Fukushima n’a jamais dépassé 100 mSv, et toutes les doses reçues sont bien en dessous de cette limite.

Ces deux conditions ont entravé toute discussion concernant des mesures de protection réalistes prenant en compte les coûts.

Mais la condition n°1 n’est pas correcte scientifiquement, et aucun expert au Japon ou à l’étranger ne tiendrait un tel discours de nos jours. Et la condition n°2 n’est pas correcte non plus puisque la dose équivalente à la thyroïde a été estimée à plus de de 100 mSv chez les résidents situés au-delà de la zone de 20 km, lors du premier rapport de l’OMS publié en 2012, qui a servi de base au rapport de 2013 sur l’évaluation du risque. Notre analyse met en évidence des résultats qui excèdent largement la prédiction de l’OMS sur une période de 15 ans.

Cependant, il ne s’est passé que quatre ans et demi depuis l’accident. En prenant en compte le temps de latence moyen pour les cancers de la thyroïde et la tendance observée à Tchernobyl concernant l’évolution temporelle de l’excès de cancers de la thyroïde, il est très probable que de nouveaux cas de cancers de la thyroïde apparaîtront chaque année à un taux 10 à 20 fois supérieur à ce qui a été observé ces quatre dernières années. Dans de telles circonstances, le gouvernement doit modifier drastiquement ses affirmations, autrement la confiance sera perdue, résultant en un écart entre les mesures et la réalité. J’espère que notre étude va constituer une opportunité pour revoir la communication et les mesures gouvernementales. La situation actuelle ne va qu’aggraver l’anxiété, la méfiance et les dommages dus aux rumeurs infondées.